#13

C'était un Bouddah qui écartait ainsi de son visage les ronces, les feuilles et les griffes de la jungle. Mais non pas une de ces idoles classiques de marbre ou d'or au même front, au même sourire que j'avais vu reproduites indéfiniment dans tant de sanctuaires. Celui-là était une vieille, vieille image brunie et grêlée, abandonnée au sein de la nature vierge et livrée au vent, à la mousson,  au soleil et à l'étau des arbres. La promiscuité avec les éléments, le contact de la sève, cet affrontement, ce mariage plein de magie avait donné au buste une vie inquiétante et sublime. L'ancienne sérénité mystique demeurait sans doute dans le pli des yeux mais, par l'effet des ans et des intempéries, les joues s'étaient ravinées, les oreilles s'étaient aiguisées et le sourire auguste était devenu, sur les lèvres ébréchées, un rire effrayant. Était-ce un Bouddah ou était-ce un Faune que cet être de pierre animée, à la fois captif et souverain de la jungle ?

Joseph Kessel, La vallée des rubis
Gallimard, 1955

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