Victor dévisage le vieil homme qui maintenant lui pose la main sur l'épaule.
— Regarde bien mon visage, reprend-il, ne vois-tu pas que c'est le tien ? Je suis ton avenir, tes souvenirs futurs : la place Morazán est un bel endroit pour se faire sauter la cervelle, alors je viens plaider dans le passé pour ma propre existence. Plus les blessures font mal et mieux elles cicatrisent. Tu finiras par aimer autant que moi ce peignoir blanc, ces cheveux noirs mouillés en désordre dans une chambre du grand hôtel blanc.
L'amour comme l'amnésie rendent immortel. On en vient vite à chérir à tel point sa douleur que si elle apparaissait à l'instant, là, au milieu de la place, dans sa robe d'été, te cherchait du regard parmi les mendiants et t'apercevrait enfin, venait s'agenouiller près de toi, les yeux mouillés, muette, posait ses doigts tremblants sur ta joue, tu tournerais doucement la tête de l'autre côté, vers la statue de Francisco Morazán , et non de Ney, et toi aussi tu fermerais les yeux, pour lui cacher ton bonheur.
Patrick Deville, Pura vida, vie et mort de William Walker
Seuil, 2004