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#58

Nous ne sommes plus des personnes ou des citoyens mais les clients d'un lupanar transparent surveillé par des caméras vidéo. A l'intérieur, pas de femmes mais des poupées en silicone qui ne fument pas, ne boivent pas, ne chantent pas, et les maquereaux n'exhibent plus d'orgueilleuses cicatrices mais des diplômes de l'école de Chicago.

Luis Sepúlveda et Daniel Mordzinski, Dernières nouvelles du sud
Traduit de l'espagnol (Chili) par Bertille Hausberg
Éditions Métaillé, 2012

#57

Le pan de mur est en face, pour conjurer le cercle de ton rêve.
Mais l'image pousse un cri.
La tête contre une oreille du fauteuil gras, tu éprouves tes dents avec ta langue : le goût des graisses et des sauces infecte tes gencives.
Et tu songes aux nuées pures sur ton île, quand l'aube verte s'élucide au sein des eaux mystérieuses.
... C'est la sueur des sèves en exil, le suint amer des plantes à siliques, l'âcre insinuation des mangliers charnus et l'acide bonheur d'une substance noire dans les gousses.
C'est le miel fauve des fourmis dans les galeries de l'arbre mort.
C'est un goût de fruit vert, dont surit l'aube que tu bois ; l'air laiteux enrichi du sel des alizés...
Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel ! Les toiles pures resplendissent, les parvis invisibles sont semés d'herbages et les vertes délices du sol se peignent au siècle d'un long jour...

Saint-John PerseLe mur, Images à Crusoé
in Éloges
Pléiade, 1911

#55

Il est 2 heures du matin. La chaleur, la poussière et la fumée des cigares, l'odeur humaine, rendent l'air irrespirable. Je sors, chancelant moi-même, et enfin respire avec délice l'air frais. J'aime la nuit et le ciel, plus que les dieux des hommes.

Albert Camus, Amérique du sud, juin à août 1949
in Journaux de voyage
Gallimard, 1978

#54

Manhattan. Quelques fois par-dessus les skyscrapers, à travers des centaines de milliers de hauts murs un cri de remorqueur vient retrouver votre insomnie au cours de la nuit et vous rappeler que ce désert de fer et de ciment est une île.

Albert Camus, États-Unis, mars à mai 1946
in Journaux de voyage
Gallimard, 1978

#53

Nouvelle-Angleterre et Maine. Le pays des lacs et des maisons rouges. Montréal et les deux collines. Un dimanche. Ennui. Ennui. La seule chose drôle : les tramways qui ressemblent par la forme et la dorure aux chars de carnaval. Ce grand pays calme et lent. On sent qu'il a tout ignoré de la guerre. L'Europe qui avait des siècles d'avance dans la connaissance vient d'en prendre quelques autres, en quelques années seulement, dans la conscience.

Albert Camus, États-Unis, mars à mai 1946
in Journaux de voyage
Gallimard, 1978

#52

15 heures. Départ. La mer est belle. Une femme de marin, en grand deuil, court maladroitement le long de la jetée accompagnant le bateau avec des gestes d'adieux. La dernière image de la France est celle d'immeubles détruits, tout au bord de cette terre blessée.

Albert Camus, États-Unis, mars à mai 1946
in Journaux de voyage
Gallimard, 1978

#51

La politique moderne des identités est faite de fils barbelés, de murailles et de barrages qui définissent et bornent des collectifs, petits ou grands. On peut franchir des barrières par des moyens légaux, les contourner, voire les abolir pour se joindre à un groupe souhaité. On peut devenir citoyen américain, britannique, français ou israélien tout comme on peut cesser de l'être. On peut devenir militant d'un mouvement socialiste, dirigeant d'un courant libéral ou membre d'un parti conservateur, puis démissionner. Toutes les Églises accueillent des prosélytes. Toute personne peut devenir un fervent musulman ou juif.

Shlomo Sand, Comment j'ai cessé d'être juif : un regard israélien
Traduit de l'hébreu par Michel Bilis
Flammarion, « Café Voltaire », 2013

#50

Victor dévisage le vieil homme qui maintenant lui pose la main sur l'épaule.
— Regarde bien mon visage, reprend-il, ne vois-tu pas que c'est le tien ? Je suis ton avenir, tes souvenirs futurs : la place Morazán est un bel endroit pour se faire sauter la cervelle, alors je viens plaider dans le passé pour ma propre existence. Plus les blessures font mal et mieux elles cicatrisent. Tu finiras par aimer autant que moi ce peignoir blanc, ces cheveux noirs mouillés en désordre dans une chambre du grand hôtel blanc.
L'amour  comme l'amnésie rendent immortel. On en vient vite à chérir à tel point sa douleur que si elle apparaissait à l'instant, là, au milieu de la place, dans sa robe d'été, te cherchait du regard parmi les mendiants et t'apercevrait enfin, venait s'agenouiller près de toi, les yeux mouillés, muette, posait ses doigts tremblants sur ta joue, tu tournerais doucement la tête de l'autre côté, vers la statue de Francisco Morazán , et non de Ney, et toi aussi tu fermerais les yeux, pour lui cacher ton bonheur.

Patrick DevillePura vida, vie et mort de William Walker
Seuil, 2004

#49

Et, devant ce mur — qui sans doute enferme encore l'idole terrible et peut-être la conserve aussi intacte qu'une momie dans son sarcophage —, un Bouddha très gigantesque, dominateur et doux, est venu depuis des siècles s'asseoir, croisant les jambes et fermant à demi ses yeux baissés ; depuis tant de siècles que les araignées l'ont patiemment drapé de mousselines noires pour éteindre ses dorures et que les chauves-souris ont eu le temps d'amonceler sur lui leur fiente en épais manteau. La peuplade des horribles petites bêtes somnolentes forme à cette heure au-dessus de son front comme un dais capitonné de peluche brune, et la pluie, qui s'obstine à ruisseler dehors, lui joue sa plaintive musique de chaque jour. Mais son visage penché, que je distingue malgré l'ombre, conserve ce même sourire qui se retrouve sur toutes les images de Lui, depuis le Tibet jusqu'à la Chine : le sourire de la Grande Paix, obtenue par le Grand Renoncement et la Grande Pitié.

Pierre LotiAngkor
Éditions Magellan, 1912