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#48

J'ai une peau couleur de tabac rouge ou de mulet,
j'ai un chapeau en moelle de sureau couvert de toile blanche.
Mon orgueil est que ma fille soit très-belle quand elle commande aux femmes noires,
ma joie, qu'elle découvre un bras très-blanc parmi ses poules noires ;
et qu'elle n'ait point honte de ma joue rude sous le poil, quand je rentre boueux.

Saint-John PerseÉcrit sur la porte
in Éloges
Pléiade, 1911

#47

Prisonnier là tant que va durer l'orage, d'abord je m'approche d'une fenêtre, instinctivement, pour chercher plus d'air, échapper à l'odeur de chauve-souris. Et, entre les rigides barreaux fuselés, je regarde dévaler au-dessous de moi la masse architecturale que je viens de gravir. Aux flancs des ruines, toutes les verdures fléchissent et tremblent, accablées par le tumultueux arrosage ; les légions d'Apsâras, les grands serpents sacrés et les monstres accroupis aux seuils d'escaliers, semblent courber la tête sous le déluge quotidien qui, depuis des saisons sans nombre, les use à force de les laver. On entend de plus en plus l'eau crépiter, fuir par mille ruisseaux.

Pierre LotiAngkor
Éditions Magellan, 1912

#46

Place Morazán, à Tegucigalpa, derrière la statue équestre de Francisco Morazán — et non de Ney —, la façade de la cathédrale San Miguel, bâtie par les descendants asservis des Indiens adorateurs du serpent à plumes et de l'oiseau quetzal, restitue en plus large celle de l'église Santa María de Los Dolores, et celle de toutes les autres : deux grands clochers en façade, murs blanchis dont les aspérités offrent l'économie d'une horloge, tant le glissement du soleil teinte avec précision, d'heure en heure, le passage lent du jour, pour ceux qui restent adossés au muret de l'aube jusqu'au crépuscule, ne voient pas bien ce qu'ils pourraient faire d'autre dans la vie que suivre le glissement des couleurs en éventail sur la façade de la cathédrale, des roses bleutés de l'aurore au vermeil aveuglant du plein midi, sable chaud et chamois des dunes vespérales, or presque vermillonné de la fin d'après-midi, mauve verdissant du soir, à mesure que l'ombre de la statue équestre de Morazán — et non de Ney —, comme le gnomon d'un cadran solaire, tourne sur la place et s'allonge, à la gloire du champion de l'éphémère République centraméricaine.

Patrick DevillePura vida, vie et mort de William Walker
Seuil, 2004

#44

Et l'on imagine ces vieux héros parcheminés et fourbus, assis dans des fauteuils au fond du désordre de la grande bibliothèque, leurs vieux visages que balafre la lumière des torches, leurs barbes blanches, leurs mains noueuses et tremblantes qui dessinent dans l'espace des pampas inconnues et des jungles pluvieuses, leurs bouches évoquent l'odeur de la vase et des chevaux morts entre leurs jambes, du fer rouillé, et les festins des cannibales au visage rayé de sang et de suie, aux chevelures ornées de plumes de perroquets.

Patrick DevillePura vida, vie et mort de William Walker
Seuil, 2004

#43

Ce temple est un des lieux du monde où les hommes ont entassé le plus de pierres, accumulé le plus de sculpture, d'ornements, de rinceaux, de fleurs et de visages. Ce n'est pas simple comme les belles lignes de Thèbes ou de Baalbek. C'est déroutant de complication aussi bien que d'énormité. Des monstres gardent tous les perrons, toutes les entrées ; les divines Apsâras, en groupes répétés indéfiniment, se montrent partout entre les lianes retombantes. Et, à première vue, rien ne se démêle ; on ne perçoit que désordre et profusion dans cette colline de blocs ciselés, au faîte de laquelle ont jailli les grandes tours.

Pierre LotiAngkor
Éditions Magellan, 1912

#42

Tout de même, avant de m'éloigner, je lève la tête vers ces tours qui me surplombent, noyées de verdure, et je frémis tout à coup d'une peur inconnue en apercevant un grand sourire encore, là-bas sur un autre pan de muraille..., et puis trois et puis cinq, et puis dix ; il y en a partout, et j'étais surveillé de toutes parts... Les « tours à quatre visages » ! Je les avais oubliées, bien qu’on m’en eût averti… Ils sont de proportions tellement surhumaines, ces masques sculptés en l’air, qu’il faut un moment pour les comprendre ; ils sourient sous leurs grands nez plats et gardent les paupières mi-closes, avec je ne sais quelle féminité caduque ; on dirait des vieilles dames discrètement narquoises. Images des dieux qu’adorèrent, dans les temps abolis, ces hommes dont on ne sait plus l’histoire ; images auxquelles depuis des siècles, ni le lent travail de la forêt, ni les lourdes dissolvantes n’ont pu enlever l’expression, l’ironique bonhomie, plus inquiétante encore que le rictus des monstres de la Chine…

Pierre LotiAngkor
Éditions Magellan, 1912

On oublie souvent qu'il faut relire Barthes sans relâche. Comment ça ? Vous n'êtes pas en train de relire Barthes ? Peut-être faut-il déjà — simplement — le lire ?

#39

Je suis l’auteur : regardez mon visage ou mon profil ; voici à quoi devront ressembler toutes ces figures redoublées qui vont circuler sous mon nom ; celles qui s’en éloignent ne vaudront rien ; et c’est à leur degré de ressemblance que vous pourrez juger de la valeur des autres. Je suis le nom, la loi, l’âme, le secret, la balance de tous ces doubles.

Michel Foucault, préface de l’Histoire de la Folie à l'âge classique
Gallimard, Collection « Tel », 1972