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#18

Le Japon apparaît d'abord comme un lieu de rencontres et de mélanges ; mais sa position géographique à l'extrémité orientale du Vieux Continent, son isolement intermittent lui ont aussi permis de fonctionner comme un filtre ou, si l'on préfère, un alambic distillant une essence plus rare et plus subtile que les substances charriées par les courants de l'histoire qui vinrent s'y combiner. Cette alternance d'emprunts et de synthèses, de syncrétisme et d'originalité, me paraît la mieux propre à définir sa place et son rôle dans le monde.

Claude Lévi-Strauss, Place de la culture japonaise dans le monde
9 mars 1988, Kyoto
in L'autre face de la lune, écrits sur le Japon
Seuil, 2011, collection La librairie du XXIè siècle.

Une odeur de café fort, l'odeur âcre de la cuisinière à gaz, le beurre salé frais que j'étale avec difficulté sur une crêpe au sarrasin pliée en quatre, l'odeur du journal régional fraîchement imprimé, l'odeur d'eau de Cologne qui monte de la salle de bain du rez-de-chaussée, le pain grillé sur la plaque, le son brinquebalant des tubes de l'horloge qui chasse les voitures qui elles, ne font que passer, seule animation dans le bourg de Plouaret.... Des visages qui passent à hauteur de la fenêtre. La matin est un monde de fraicheur.

Des souvenirs du petit matin me reviennent en mémoire. On devrait faire la collection de ses petits matins pour un jour pouvoir les sentir à nouveau, au moment où tout bascule...

#16

Mon compagnon demeura un instant sur le seuil, à contempler le spectacle. Aucun des fumeurs ne sembla remarquer notre présence. Les uns préparaient et aspiraient leur pipe, d'autres rêvaient les yeux clos, d'autres conversaient tranquillement.
— La seconde sagesse du monde, dit le Thibétain.
— La première étant ?... demandai-je.
— Celle d'en face, dit le Thibétain.
Je compris qu'il faisait allusion au monastère bouddhiste devant lequel il s'était incliné.

Joseph Kessel, La vallée des rubis
Gallimard, 1955

#15

Le visage qui se montra par la brèche était d'une maigreur cadavérique. La peau inerte, grise et sèche, s'appliquait exactement au squelette crânien. Les yeux n'étaient que des trous obscurs. L'homme secoua vivement sa tête de mort pour signifier qu'il nous refusait l'entrée. Mais le Thibétain n'eut qu'à lui chuchoter quelques paroles et aussitôt l'effrayant visage eut un sourire spectral de déférence et d'empressement. La porte recula un peu, juste de quoi nous laisser glisser à l'intérieur et se rabattit aussitôt comme une trappe. L'odeur qui m'imprégna d'un seul coup jusqu'à la moelle était chargée en même temps des pires relents que peuvent dispenser les corps humains mal tenus et de l'arôme profond, riche et suave de l'opium. Nous étions dans une fumerie. Et de l'espèce la plus sordide.

Joseph Kessel, La vallée des rubis
Gallimard, 1955

#14

La création des figures divines est un art sacré. Seules, la méditation prolongée de l'artiste, une vie pure, l'austérité des couvents lui permettent de découvrir en lui-même un sentiment mystique assez puissant pour l'obliger à lui donner une forme nouvelle. Cette forme née d'une extase angoissée, ce n'est pas une notion qu'elle doit apporter à ceux qui la regarderont, c'est une désorganisation particulière, une émotion devant l'une des forces du monde.

André Malraux, La tentation de l’occident
Pléiade, 1926

#13

C'était un Bouddah qui écartait ainsi de son visage les ronces, les feuilles et les griffes de la jungle. Mais non pas une de ces idoles classiques de marbre ou d'or au même front, au même sourire que j'avais vu reproduites indéfiniment dans tant de sanctuaires. Celui-là était une vieille, vieille image brunie et grêlée, abandonnée au sein de la nature vierge et livrée au vent, à la mousson,  au soleil et à l'étau des arbres. La promiscuité avec les éléments, le contact de la sève, cet affrontement, ce mariage plein de magie avait donné au buste une vie inquiétante et sublime. L'ancienne sérénité mystique demeurait sans doute dans le pli des yeux mais, par l'effet des ans et des intempéries, les joues s'étaient ravinées, les oreilles s'étaient aiguisées et le sourire auguste était devenu, sur les lèvres ébréchées, un rire effrayant. Était-ce un Bouddah ou était-ce un Faune que cet être de pierre animée, à la fois captif et souverain de la jungle ?

Joseph Kessel, La vallée des rubis
Gallimard, 1955

Il est impossible, dans une même vie d'humain, d'à la fois désirer Angkor et tous ses temples et de pouvoir s'en satisfaire un jour. C'est une tâche divine, à la frontière du paganisme et de la folie. Un tourbillon de pierres qui donne le vertige...

Il est temps, il me semble, de passer du côté des ombres qui dansent dans le feu. Un jour, ma vie ressemblera à quelque chose que je ne maîtrise plus... mais de grâce, pas tout de suite...

On oublie souvent que le voyage commence au seuil de chez soi... Une journée devient vite une expédition, un simple trajet une excursion.

Excursion... une incursion vers l'extérieur...

J'avais besoin d'un nouvel endroit pour moi, quelque chose de vierge, de pur, sans tâches... Quelque chose comme une vallée de rubis...

Peu importe ce que je laisse derrière moi, pourvu que cela me ressemble, ait ma forme et mon esprit, soit un pur produit de moi.

Je peux recommencer, me multiplier à l'infini, sans avoir de dettes de jeu, sans avoir besoin de renier mes enfants.