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#118

A gauche, quatre palmiers qui furent peut-être six. Un tronc mort. A droite un bananier. En face, et tout en bas, la baie très bleue. Le port d'Alger. L'empilement des conteneurs sous les portiques. Le fouillis des grues et des flèches, les rails. Plus loin les cargos sur coffres. On aimerait reposer là. Davantage encore venir s'y recueillir sur le souvenir d'un ami. Les terrasses sont bordées de balustrades blanches à croisillons, entortillées de clématites pourpres. Les concessions à l'abandon envahies de sumacs aux feuilles très vertes et pointues. Manière de cimetière italien à flanc de coteau, tombes blanches. Des bancs pour voir la mer et penser aux défunts. Gênes en moins pompeux. Le voisin de Brazza est le biologiste Emile Maupas. Puisqu'on déporte la famille, pourquoi pas les voisins ?

Patrick DevilleEquatoria
Seuil, 2009

#117

Le bras principal est large et la pirogue minuscule en plein milieu sous le soleil. de part et d'autre, des armées d'arbres considérables sont reflétées sur l'eau jaune et boueuse, grands fûts rosés des fromagers maintenus en équilibre par leurs contreforts, et levant au ciel leur apparat de lianes et de plantes épiphytes, leur théâtre de singes hurleurs et de touracos. A l'approche de l'océan, après plus de mille kilomètres de majesté sereine et rougeâtre au cœur des jungles émeraude, de rapides bouillonnants, l'Ogooué s'éparpille, se fatigue, ralentit, et se perd en une multitude de prairies humides, de bras morts, de mangroves et de lagunes, jamais d'estuaire. Et pendant plusieurs siècles, les Orungus, tirant parti du labyrinthe aquatique, étaient parvenus à dissimuler aux marchands d'esclaves installés sur la côte l'existence d'un fleuve de plus de mille kilomètres.

Patrick Deville, Equatoria
Seuil, 2009

#116

Au milieu d'un carré sans ombre où le clair de lune brillait sur une étendue lisse et plate de jeunes pousses de riz, un petite paillote perchée sur de hauts pilotis, la pile de branchages à côté d'elle et les braises incandescentes d'un feu devant lequel un homme était allongé, semblaient minuscules et comme perdues dans le pâle reflet vert iridescent qui montait du sol. Sur trois côtés de la clairière, paraissant très lointains dans la lumière trompeuse, les grands arbres de la forêt, attachés ensemble par les mille liens d'une masse de lianes enchevêtrées, abaissaient le regard sur la jeune vie en train de pousser à leur pied avec la sombre résignation de géants qui ont perdu toute confiance en leur force. Et, au milieu d'eux, les lianes impitoyables s'accrochaient aux grands troncs en anneaux semblables à des cordages, sautaient d'arbre en arbre, pendaient des branches basses en guirlandes épineuses et, lançant vers le ciel de frêles vrilles à la recherche des plus petites branches, apportaient la mort à leurs victimes en un débordement triomphal de destruction silencieuse.

Joseph Conrad, La Folie Almayer (1895)
Traduit de l’anglais par Anne-Marie Soulac
Gallimard, 1982

#115

Les sympathies de ces fantômes vont (probablement) aux immortels ; aux anges de là-haut et aux démons d'en bas. Je me contente de sympathiser avec le commun des mortels, où qu'ils vivent ; dans les maisons ou sous les tentes, dans les rues sous le brouillard, ou dans les forêts derrière la ligne sombre des sinistres manguiers qui bordent la vaste solitude de la mer. Car leur terre — comme la nôtre — s'étend sous les yeux insondables du Très-Haut. Leurs cœurs — comme les nôtres — doivent supporter la charge des dons du Ciel : la malédiction des faits et la bénédiction des illusions, l'amertume de notre sagesse et la trompeuse consolation de notre folie.

Joseph Conrad, Note de l'auteur in La Folie Almayer (1895)
Traduit de l'anglais par Anne-Marie Soulac
Gallimard, 1982

#114

Ce qui ne meurt pas aux Indes, c'est la foi, l'immense foi frénétique et confuse aux mille noms, qui change sans cesse de forme, mais est toujours la puissance démesurée qui pousse les masses à agir. Aux Indes, il arrivait ceci. Chassés par une invasion, une famine, une migration de fauves, des milliers d'êtres humains se portaient au Nord ou au Sud. Là, au bord de la mer, au seuil d'une montagne, ils rencontraient une muraille de granit. Alors, ils entraient tous dans le granit, ils vivaient, ils aimaient, ils travaillaient, ils mouraient, ils naissaient dans l'ombre, et, trois ou quatre siècles après ressortaient à des lieues plus loin, ayant traversé la montagne. Derrière eux, ils laissaient le roc évidé, des galeries creusées dans tous les sens, des parois sculptées, ciselées, des piliers naturels ou factices fouillés à jour, dix mille figures horribles ou charmantes, des dieux sans nombre, sans noms, des hommes, des femmes, des bêtes, une marée animale remuant dans les ténèbres. Parfois, pour abriter une petite pierre noire, comme ils ne rencontraient pas de clairière sur leur chemin, ils creusaient un abîme au centre du massif.

ElloraTemple troglodyte d'Ellora

Elie Faure, I - Les Indes
in Histoire de l’art II, l’art médiéval
Denoël, 1985 (1ère édition 1912)

#113

Jamais en aucun point du globe, l'homme ne s'était trouvé en présence d'une nature aussi généreuse et aussi féroce à la fois. La mort et la vie s'y imposent avec une telle violence qu'il était forcé de les subir comme elles se présentaient. Pour échapper aux saisons mortes, pour trouver les saisons vivantes, il lui suffisait de monter vers le nord ou de descendre vers le sud. La végétation nourricière, les racines, les fruits, les graines sortaient d'un sol qui ne s'épuise pas. Il tendait la main, et il ramassait de la vie. Dès qu'il entrait dans les bois pour recueillir l'eau des grands fleuves ou chercher les matériaux de sa maison, la mort surgissait irrésistible, entraînée par le flot avec le crocodile, tapie dans les taillis avec le tigre, grouillant avec le cobra sous les herbes, effondrant le rempart des arbres sous la marche de l'éléphant. A peine s'il distinguait, dans l'enchevêtrement nocturne des troncs, des rameaux, des feuilles, le mouvement de la vie animale des mouvements de la pourriture et de la floraison des herbes. Né des fermentations obscures où la vie et la mort fusionnent, le torrent de la sève universelle éclatait en fruits sains, et fleurs vénéneuses, sur le corps confus de la terre.

Elie Faure, I - Les Indes
in Histoire de l'art II, l'art médiéval
Denoël, 1985 (1ère édition 1912)

#112

Le maître de maison adhère à coup sûr aux principes du bouddhisme, mais son expérience peut-être plus mystique n'atténue pas le pli amer au coin des lèvres. Il est malade, et il est seul. Comme tout solitaire, il lui arrive de se référer de temps de temps en temps à de grands noms d'amis maintenant éloignés ou disparus d'un monde qui n'est plus le sien. Il ne nie pas non plus son goût du fait politique ; il a peut-être noué ou desserré certains nœuds. Il a été l'un des amis préférés de Sihanouk ; on le sent encore en partie dans ce Vietnam  ou ce Cambodge qu'il a quitté. Est-il allé aussi plus loin dans d'autres domaines ? A-t-il touché non seulement en ethnologue, mais aussi en expérimentateur, aux rites des magies bienfaisantes ou non que la secte shingon, entre autres, a importées du lointain Tibet ? Vaines hypothèses, mais certaines connaissances de l'esprit marquent un visage aussi bien que certains secrets de la chair. Cet hôte courtois, cet homme que la maladie use sans le désarmer n'est pas entièrement avec nous ; notre départ le rendra à sa riche et peut-être effrayante solitude dont il ne s'est jamais tout à fait sorti. Il a l'air d'une antenne qui vibre à des bruits venus d'ailleurs.

Marguerite Yourcenar, Visages à l'encre de Chine
in Le tour de la prison
Gallimard, 1991

#111

Des enfants plongent ou pêchent depuis les tables de grès jaune qui affleurent. Au dévers d'une dune de sable blanc, des femmes descendent vers la rive. La soie émeraude sur leur corps, rendue plus étroite par le vernis de l'eau, colle à elles comme une peau. Les baigneuses pudiques sont des nudités qui sortent du fleuve laquées et scintillantes, au pas lourd de statues remontant vers la grève. A cette saison des basses eaux, on cultive les bancs d'alluvions au milieu du fleuve, légumes et fleurs mauves du curcuma. Des jardiniers promènent des arrosoirs en fer. Odeurs de bois brûlés, fumées légères. Hachures des montagnes bleues à l'horizon. Comme si tout cela voulais ressembler déjà à un dessin chinois.

Patrick Deville, Kampuchea
Seuil, 2011

#110

Çà et là, dans les musées de petites villes, des débris, des détritus, un peu plus antiques : des sièges de chamans ornés d'yeux fatidiques quasi effacés ; des hameçons dont ces mêmes chamans se servaient pour pêcher les maladies à l'intérieur du corps ; des boutons d'uniforme russe sur la tunique d'un de ces ces sorciers dans la petite collection ethnologique de Prince Rupert ; dans un coin, un samovar oublié dont personne ne sait plus l'usage. Ailleurs, une dame tire profit et vanité à sustenter les touristes dans sa salle à manger ornée de buffets victoriens et de chromos sentimentaux ; une icône, nostalgique d'avoir été abandonnée là par quelque officier russe vers 1867, est placée dans un angle, et comme oubliée ; ailleurs encore, une église orthodoxe menace ruine ; un beau site désolé porte le nom de Wrangel. Un bordel pour matelots américains longe le canal désert d'un faubourg de petite ville, orgueil touristique de l'endroit depuis qu'il est désaffecté de ses pensionnaires et de ses clients. Quelquefois, débris vivant, un garçon ou une fille au visage cuivré encadré de cheveux plats et lisses traverse la chaussée. Des recoins de vie indienne subsistent à coup sûr çà et là, et les ethnologues les décrivent, mais les touristes ne les aperçoivent pas.

Marguerite Yourcenar, L'Italienne à Alger
in Le tour de la prison
Gallimard, 1991

#109

J'ai gagné ma chambre, nous nous sommes souhaité un bon voyage, avons jeté le mégot de nos cigares manille au lit du fleuve. Comme tout oracle j'ai caché la fin. Loti mourra en 1923, l'année où le jeune Malraux embarque pour Angkor, puis Conrad mourra en 1924.
En 1926, Malraux retour de Saigon créé une maison d'édition et réédite Les Pagodes d'or de Loti, édite Bouddha vivant de Morand.
Avait-il ce soir-là à My Tho, Loti, déjà en tête ces phrases du Pèlerin d'Angkor, ou bien, souviens-toi, l'ami Loti, de ces phrases que tu n'as pas encore écrites, puisque nous sommes en 1901, des phrases de vieillard au soir de sa vie, incrédule comme un enfant déçu, qui avait crû aux promesses des brochures, et rêvait de toutes les mers et de tous les océans : « Alors, vraiment, ce n'était que ça, le monde ? Ce n'était que ça, la vie ? »

Patrick Deville, Kampuchea
Seuil, 2011