All posts by Romuald

#108

Le jour et la nuit sont les voyageurs de l'éternité... Ceux qui pilotent un bac ou mènent tous les jours leur cheval aux champs jusqu'à ce qu'ils succombent sous la vieillesse voyagent continuellement. Bien des hommes de l'ancien temps sont morts sur les routes. J'ai été tenté à mon tour par le vent qui déplace les nuages, et pris du désir de voyager aussi.

Bâsho
Traduction de Marguerite Yourcenar

#107

On a dit, il y a longtemps, qu'un homme pendu n'est bon à rien, et que les supplices inventés pour le bien de la société doivent être utiles à cette société. Il est évident que vingt voleurs vigoureux, condamnés à travailler aux ouvrages publics toute leur vie, servent l'État par leur supplice, et que leur mort ne fait de bien qu'au bourreau, que l'on paye pour tuer les hommes en public. Rarement les voleurs sont-ils punis de mort en Angleterre : on les transporte dans les colonies. Il en est de même dans les vastes États de la Russie : on n'a exécuté aucun criminel sous l'empire de l'autocratrice Élisabeth. Catherine II, qui lui a succédé, avec un génie très supérieur, suit la même maxime. Les crimes ne se sont point multipliés par cette humanité, il arrive presque toujours que les coupables relégués en Sibérie y deviennent gens de biens. On remarque la même chose dans les colonies anglaises. Ce changement heureux nous étonne ; mais rien n'est plus naturel. Ces condamnés sont forcés à un travail continuel pour vivre. Les occasions du vice leur manquent : ils se marient, ils peuplent. Forcez les hommes au travail, vous les rendez honnêtes gens. On sait assez que ce n'est pas à la campagne que se commettent les grands crimes, excepté peut-être quand il y a trop de fêtes, qui forcent l'homme à l'oisiveté, et le conduisent à la débauche.

Voltaire, Commentaire sur le « Livre des délits et des peines »
1766

#105

C'est assez vite emmerdant, ces exposés qui n'en finissent pas, ces procédures, ces auditions qui se répètent, les témoignages qui se recoupent. C'est admirable aussi. Cette dilatation du temps. Un ou deux millions de disparus au Cambodge en moins de quatre ans. Toutes ces années pour juger cinq personnes.

Patrick Deville, Kampuchea
Seuil, 2011

#104

Et ça vient d'où ? De la Maghrébie ?
— Marie-Do, je vous en prie ! fit son mari, plus diplomate que jamais. Ça n'existe pas, la Maghrébie. Qu'est-ce que c'est encore que cette invention !
— Enfin quoi, je ne dis pas une bêtise, Oumlecaire, ce n'est pas un prénom de l'Occident chrétien, que l'on sache !
— L'Occident chrétien ! soupira-t-il. Quand comprendrez-vous que “chrétien” est un mot inventé pour distinguer certains juifs d'autres juifs...

Pierre Assouline, Les invités
Gallimard, 2009

#103

Ils se promènent boulevard Saint-Germain, essaient d'apercevoir dans les cafés des actrices, lisent Le Monde aux terrasses en fumant des cigarettes blondes comme l'oncle Hô trente ans plus tôt, voient défiler l'élégant ciseau des jambes sous les jupes. Ils sont jeunes, assis au soleil, rêvent de la Révolution. La lumière des soirs de juin perce le feuillage des platanes, y plonge les épées éclatantes de l'airain. La Terreur peut naître ainsi. Il furent ces jeunes étudiants idéalistes.

Patrick Deville, Kampuchea
Seuil, 2011

#101

(Vienne) Cela m'angoisse, ces villes à tramway, ces villes silencieuses. La sûreté, pour moi, c'est le bruit. Il avertit. Le silence, l'hôpital psychiatrique !

Charles Dantzig, Il n’y a pas d’Indochine
Éditions Grasset & Fasquelle, 2013, première édition 1995

#100

Nous n'avons traversé que deux ou trois villages et dépassé des mines à ciel ouvert avant d'être arrêtés par un barrage des insurgés. L'orage s'écroule sur le hangar en tôle. Nous sommes une dizaine de naufragés assis sur des bancs, quelque part sur cette planète comme une grenade dégoupillée dans la main d'un dieu idiot et distrait.

Patrick Deville, Kampuchea
Seuil, 2011

#99

La preuve que l'Union Soviétique est morte, c'est qu'elle est devenue pittoresque. Sur le pont Charles de Prague, étals de monstres, de boussoles, de capotes et d'insignes de l'Armée Rouge. Elle ne fait plus peur. Le jour où l'on commencera à vendre des poupées à tchador à Riyad, les mollahs pourront demander l'asile politique aux États-Unis.

Charles Dantzig, Il n’y a pas d’Indochine
Éditions Grasset & Fasquelle, 2013, première édition 1995