Category Archives: Joseph Kessel

#16

Mon compagnon demeura un instant sur le seuil, à contempler le spectacle. Aucun des fumeurs ne sembla remarquer notre présence. Les uns préparaient et aspiraient leur pipe, d'autres rêvaient les yeux clos, d'autres conversaient tranquillement.
— La seconde sagesse du monde, dit le Thibétain.
— La première étant ?... demandai-je.
— Celle d'en face, dit le Thibétain.
Je compris qu'il faisait allusion au monastère bouddhiste devant lequel il s'était incliné.

Joseph Kessel, La vallée des rubis
Gallimard, 1955

#15

Le visage qui se montra par la brèche était d'une maigreur cadavérique. La peau inerte, grise et sèche, s'appliquait exactement au squelette crânien. Les yeux n'étaient que des trous obscurs. L'homme secoua vivement sa tête de mort pour signifier qu'il nous refusait l'entrée. Mais le Thibétain n'eut qu'à lui chuchoter quelques paroles et aussitôt l'effrayant visage eut un sourire spectral de déférence et d'empressement. La porte recula un peu, juste de quoi nous laisser glisser à l'intérieur et se rabattit aussitôt comme une trappe. L'odeur qui m'imprégna d'un seul coup jusqu'à la moelle était chargée en même temps des pires relents que peuvent dispenser les corps humains mal tenus et de l'arôme profond, riche et suave de l'opium. Nous étions dans une fumerie. Et de l'espèce la plus sordide.

Joseph Kessel, La vallée des rubis
Gallimard, 1955

#13

C'était un Bouddah qui écartait ainsi de son visage les ronces, les feuilles et les griffes de la jungle. Mais non pas une de ces idoles classiques de marbre ou d'or au même front, au même sourire que j'avais vu reproduites indéfiniment dans tant de sanctuaires. Celui-là était une vieille, vieille image brunie et grêlée, abandonnée au sein de la nature vierge et livrée au vent, à la mousson,  au soleil et à l'étau des arbres. La promiscuité avec les éléments, le contact de la sève, cet affrontement, ce mariage plein de magie avait donné au buste une vie inquiétante et sublime. L'ancienne sérénité mystique demeurait sans doute dans le pli des yeux mais, par l'effet des ans et des intempéries, les joues s'étaient ravinées, les oreilles s'étaient aiguisées et le sourire auguste était devenu, sur les lèvres ébréchées, un rire effrayant. Était-ce un Bouddah ou était-ce un Faune que cet être de pierre animée, à la fois captif et souverain de la jungle ?

Joseph Kessel, La vallée des rubis
Gallimard, 1955