Tout de même, avant de m'éloigner, je lève la tête vers ces tours qui me surplombent, noyées de verdure, et je frémis tout à coup d'une peur inconnue en apercevant un grand sourire encore, là-bas sur un autre pan de muraille..., et puis trois et puis cinq, et puis dix ; il y en a partout, et j'étais surveillé de toutes parts... Les « tours à quatre visages » ! Je les avais oubliées, bien qu’on m’en eût averti… Ils sont de proportions tellement surhumaines, ces masques sculptés en l’air, qu’il faut un moment pour les comprendre ; ils sourient sous leurs grands nez plats et gardent les paupières mi-closes, avec je ne sais quelle féminité caduque ; on dirait des vieilles dames discrètement narquoises. Images des dieux qu’adorèrent, dans les temps abolis, ces hommes dont on ne sait plus l’histoire ; images auxquelles depuis des siècles, ni le lent travail de la forêt, ni les lourdes dissolvantes n’ont pu enlever l’expression, l’ironique bonhomie, plus inquiétante encore que le rictus des monstres de la Chine…
Pierre Loti, Angkor
Éditions Magellan, 1912