Au milieu d'un carré sans ombre où le clair de lune brillait sur une étendue lisse et plate de jeunes pousses de riz, un petite paillote perchée sur de hauts pilotis, la pile de branchages à côté d'elle et les braises incandescentes d'un feu devant lequel un homme était allongé, semblaient minuscules et comme perdues dans le pâle reflet vert iridescent qui montait du sol. Sur trois côtés de la clairière, paraissant très lointains dans la lumière trompeuse, les grands arbres de la forêt, attachés ensemble par les mille liens d'une masse de lianes enchevêtrées, abaissaient le regard sur la jeune vie en train de pousser à leur pied avec la sombre résignation de géants qui ont perdu toute confiance en leur force. Et, au milieu d'eux, les lianes impitoyables s'accrochaient aux grands troncs en anneaux semblables à des cordages, sautaient d'arbre en arbre, pendaient des branches basses en guirlandes épineuses et, lançant vers le ciel de frêles vrilles à la recherche des plus petites branches, apportaient la mort à leurs victimes en un débordement triomphal de destruction silencieuse.
Joseph Conrad, La Folie Almayer (1895)
Traduit de l’anglais par Anne-Marie Soulac
Gallimard, 1982