Monthly Archives: October 2013

#61

Tous les voyages sont ethnographiques. Votre propre ville même, si vous l’étudiez avec la patience, la curiosité et la méthode que les meilleurs esprits mettent à l’étude d’une tribu sauvage, attendez-vous à des surprises. Le quotidien n’existe pas. L’ordinaire n’existe pas. Vous croyiez connaître la chambre ? Vous vous apercevrez que vous ne savez pas même d’où viennent les meubles, ni qui paie le loyer.

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein
Carnets du Japon 1964-1970 (Poche)
Folio Gallimard

#60

Cortázar a dit que chercher des histoires est une absurdité, car ce sont elles qui, tapies, cachées, attendent patiemment l'écrivain qui aura la mission de les écrire.

Luis Sepúlveda et Daniel Mordzinski, Dernières nouvelles du sud
Traduit de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg
Éditions Métaillé, 2012

#59

Il y a des gens qui, en toute innocence, se chargent d'entretenir l'incertitude qui nous maintient en vie. Pendant la montée, je me suis souvenu d'un vieux professeur chilien qui avait l'habitude de s'écrier : « Il fait froid mais pas autant que dans le lit de Domitila. » Je lui avais demandé un jour ce que cela voulait dire et il m'avait répondu que c'était un vieux proverbe cervantesque. Au fil des années, j'ai lu la totalité des œuvres de Cervantès, consulté de nombreux dictionnaires de proverbes en plusieurs langues sans jamais y trouver la moindre référence au lit de Domitila.

Luis Sepúlveda et Daniel Mordzinski, Dernières nouvelles du sud
Traduit de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg
Éditions Métaillé, 2012

#58

Nous ne sommes plus des personnes ou des citoyens mais les clients d'un lupanar transparent surveillé par des caméras vidéo. A l'intérieur, pas de femmes mais des poupées en silicone qui ne fument pas, ne boivent pas, ne chantent pas, et les maquereaux n'exhibent plus d'orgueilleuses cicatrices mais des diplômes de l'école de Chicago.

Luis Sepúlveda et Daniel Mordzinski, Dernières nouvelles du sud
Traduit de l'espagnol (Chili) par Bertille Hausberg
Éditions Métaillé, 2012

#57

Le pan de mur est en face, pour conjurer le cercle de ton rêve.
Mais l'image pousse un cri.
La tête contre une oreille du fauteuil gras, tu éprouves tes dents avec ta langue : le goût des graisses et des sauces infecte tes gencives.
Et tu songes aux nuées pures sur ton île, quand l'aube verte s'élucide au sein des eaux mystérieuses.
... C'est la sueur des sèves en exil, le suint amer des plantes à siliques, l'âcre insinuation des mangliers charnus et l'acide bonheur d'une substance noire dans les gousses.
C'est le miel fauve des fourmis dans les galeries de l'arbre mort.
C'est un goût de fruit vert, dont surit l'aube que tu bois ; l'air laiteux enrichi du sel des alizés...
Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel ! Les toiles pures resplendissent, les parvis invisibles sont semés d'herbages et les vertes délices du sol se peignent au siècle d'un long jour...

Saint-John PerseLe mur, Images à Crusoé
in Éloges
Pléiade, 1911

#55

Il est 2 heures du matin. La chaleur, la poussière et la fumée des cigares, l'odeur humaine, rendent l'air irrespirable. Je sors, chancelant moi-même, et enfin respire avec délice l'air frais. J'aime la nuit et le ciel, plus que les dieux des hommes.

Albert Camus, Amérique du sud, juin à août 1949
in Journaux de voyage
Gallimard, 1978

#54

Manhattan. Quelques fois par-dessus les skyscrapers, à travers des centaines de milliers de hauts murs un cri de remorqueur vient retrouver votre insomnie au cours de la nuit et vous rappeler que ce désert de fer et de ciment est une île.

Albert Camus, États-Unis, mars à mai 1946
in Journaux de voyage
Gallimard, 1978

#53

Nouvelle-Angleterre et Maine. Le pays des lacs et des maisons rouges. Montréal et les deux collines. Un dimanche. Ennui. Ennui. La seule chose drôle : les tramways qui ressemblent par la forme et la dorure aux chars de carnaval. Ce grand pays calme et lent. On sent qu'il a tout ignoré de la guerre. L'Europe qui avait des siècles d'avance dans la connaissance vient d'en prendre quelques autres, en quelques années seulement, dans la conscience.

Albert Camus, États-Unis, mars à mai 1946
in Journaux de voyage
Gallimard, 1978

#52

15 heures. Départ. La mer est belle. Une femme de marin, en grand deuil, court maladroitement le long de la jetée accompagnant le bateau avec des gestes d'adieux. La dernière image de la France est celle d'immeubles détruits, tout au bord de cette terre blessée.

Albert Camus, États-Unis, mars à mai 1946
in Journaux de voyage
Gallimard, 1978