Category Archives: Saint-John Perse

#80

Au négociant le porche sur la mer, et le toit au faiseur d'almanachs !... Mais pour un autre le voilier au fond des criques de vin noir, et cette odeur ! et cette odeur avide de bois mort, qui fait songer aux taches du Soleil, aux astronomes, à la mort...

— Ce navire est à nous et mon enfance n'a sa fin.
J'ai vu bien des poissons qu'on m'enseigne à nommer. J'ai vu bien d'autres choses, qu'on ne voit qu'en pleine Eau ; et d'autres qui sont mortes ; et d'autres qui sont feintes... Et ni
les paons de Salomon, ni la fleur peinte au baudrier des Ras, ni l'ocelot nourri de viande humaine, devant les dieux de cuivre, par Montezuma
ne passent en couleurs
ce poisson buissonneux hissé par-dessus bord pour amuser ma mère qui est jeune et qui bâille.

... Des arbres pourrissaient au fond des criques de vin noir.

Saint-John PerseÉloges, VIII
Pléiade, 1911

#79

Azur ! nos bêtes sont bondées d'un cri !
Je m'éveille, songeant au fruit noir de l'Anibe dans sa cupule verruqueuse et tronquée... Ah bien ! les crabes ont dévoré tout un arbre à fruits mous. Un autre est plein de cicatrices, ses fleurs poussaient, succulentes, au tronc. Et un autre, on ne peut le toucher de la main, comme on prend à témoin, sans qu'il pleuve aussitôt de ces mouches, couleurs!... Les fourmis courent en deux sens. Des femmes rient toutes seules dans les abutilons, ces fleurs jaunes-tachées-de-noir-pourpre-à-la-base que l'on emploie dans la diarrhée des bêtes à cornes... Et le sexe sent bon. La sueur s'ouvre un chemin frais. Un homme seul mettait son nez dans le pli de son bras. Ces rives gonflent, s'écroulent sous des couches d’insectes aux noces saugrenues. La rame a bourgeonné dans la main du rameur. Un chien vivant au bout d'un croc est le meilleur appât pour le requin...
— Je m'éveille songeant au fruit noir de l'Anibe ; à des fleurs en paquets sous l'aisselle des feuilles.

Saint-John PerseÉloges, IV
Pléiade, 1911

#69

Alors on te baignait dans l'eau-de-feuilles-vertes ; et l'eau encore était du soleil vert ; et les servantes de ta mère, grandes filles luisantes, remuaient leurs jambes chaudes près de toi qui tremblais.

Saint-John PersePour fêter une enfance, I
in Éloges
Pléiade, 1911

#68

Palmes ! et la douceur
d'une vieillesse des racines...! Les souffles alizés, les ramiers et la chatte marronne
trouaient l'amer feuillage où, dans la crudité d'un soir au parfum de Déluge,
les lunes roses et vertes pendaient comme des mangues.

Saint-John PersePour fêter une enfance, VI
in Éloges
Pléiade, 1911

#57

Le pan de mur est en face, pour conjurer le cercle de ton rêve.
Mais l'image pousse un cri.
La tête contre une oreille du fauteuil gras, tu éprouves tes dents avec ta langue : le goût des graisses et des sauces infecte tes gencives.
Et tu songes aux nuées pures sur ton île, quand l'aube verte s'élucide au sein des eaux mystérieuses.
... C'est la sueur des sèves en exil, le suint amer des plantes à siliques, l'âcre insinuation des mangliers charnus et l'acide bonheur d'une substance noire dans les gousses.
C'est le miel fauve des fourmis dans les galeries de l'arbre mort.
C'est un goût de fruit vert, dont surit l'aube que tu bois ; l'air laiteux enrichi du sel des alizés...
Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel ! Les toiles pures resplendissent, les parvis invisibles sont semés d'herbages et les vertes délices du sol se peignent au siècle d'un long jour...

Saint-John PerseLe mur, Images à Crusoé
in Éloges
Pléiade, 1911

#48

J'ai une peau couleur de tabac rouge ou de mulet,
j'ai un chapeau en moelle de sureau couvert de toile blanche.
Mon orgueil est que ma fille soit très-belle quand elle commande aux femmes noires,
ma joie, qu'elle découvre un bras très-blanc parmi ses poules noires ;
et qu'elle n'ait point honte de ma joue rude sous le poil, quand je rentre boueux.

Saint-John PerseÉcrit sur la porte
in Éloges
Pléiade, 1911