Category Archives: Colin Thubron

#149

Je couchais dans des petits hôtels ou des auberges vides et je m'accoutumais à manger toujours la même chose : des kebabs achetés dans la rue et de grandes nans ovales fraîchement sorties du four, parfois si longues que les gens les emportaient posées sur leurs bras, comme une serviette de bain. Le soir, dans les restaurants, j'avalais du poulet et du riz arrosés de thé noir ou d'un hérétique Zamzam Cola qui porte le nom d'un puits saint de La Mecque.

Colin ThubronL’ombre de la route de la soie
Traduit de l’anglais par Katia Holmes
Gallimard, 2006

#148

Maintenant, j'arrive à peine à lire ce que j'ai écrit là-haut. La moitié des phrases notées dans mon calepin tremblent tellement qu'elles sont indéchiffrables. Mais voilà ce qu'elles disent en substance, je crois :
« Je ne sais pas où j'en suis. Dans des écuries, peut-être, ou une maison de garde. Une arcade enjambe la crevasse, là où s'élevaient jadis un bastion. Le passage auquel il menait s'est effondré. Une salle, au-dessus, s'est retrouvée à ciel ouvert. Je marche délicatement, de peur de tomber. Tous les plafonds sont carbonisés. Je me rappelle le contact lisse de mes mains quelque part, sur une longue citerne construite avec du mortier. Ensuite, j'avance à tâtons dans un couloir d'une quinzaine de mètres, taillé dans la roche, qui débouche sous une haute voûte. Je n'ai pas de torche, je ne peux pas continuer plus loin. Je m'assieds, épuisé, à l'entrée de la grotte qui domine la vallée, contemplant les traces d'un stuc qui s'écaille près du seuil. Je me sens léger, bizarre. Les taches de suie sont encore bien visibles ici. Je pense à Rukn-ad-din et sa famille, se hâtant  dans ces boyaux pour rejoindre un escalier perdu, en route vers la reddition et la mort. Je calme mes nerfs avant d'entreprendre ma propre descente. Des oiseaux volettent et pépient dans les fissures, et un invisible soleil brille à travers les nuages d'orage qui flottent sur d'autres montagnes.

Colin ThubronL’ombre de la route de la soie
Traduit de l’anglais par Katia Holmes
Gallimard, 2006

#135

Le marchand sogdien reprend la parole :
— Pourquoi es-tu venu par ici ? Ton livre va-t-il indiquer le nombre de jours de voyage entre les villes marchandes, et les marchés qu'on y trouve ?
— Non, mes marchés ne sont pas les tiens. On se créé ses propres pays.
— En effet. Quand j'ai commencé le commerce du cuivre et de l'indigo, toutes les villes sont devenues cuivre et indigo. (Il attend.) C'est seulement quand on vieillit et qu'on ne bouge plus que les pays cessent de changer. Ils s'installent dans votre tête comme des objets...
— (Agacé.) Pas forcément.
— ... Eh bien, si tu regardes en arrière, tu verras que les villes forment une longue procession qui ne mène à rien. C'est beau à sa façon et, à une époque, ça a suffi à te faire voyager. Mais voudrais-tu que cela continue toujours ?
— Je veux dormir...

Colin ThubronL’ombre de la route de la soie
Traduit de l’anglais par Katia Holmes
Gallimard, 2006

#63

— Alors, tu penses que ton voyage est terminé ? Que tu as avalé assez d'horizons ?
— Je ne m'imagine pas que j'en aurai jamais...
— Mais si ! Ça viendra. D'abord, quand on est jeune, chaque endroit où l'on arrive semble plus pauvre que la destination suivante, qu'on ne connait pas encore. L'ailleurs est extraordinaire, magnifique. Alors, on continue, pendant des années peut-être. On continue jusqu'au moment où l'on aperçoit qu'à quelques insuffisances près, le commerce était bon aussi dans la cité qu'on vient de quitter. Bientôt, les jeunes vous disent que vous avez perdu votre ambition ; et les vieux que vous avez acquis davantage de sagesse. Alors, vous vous installez et vous y trouverez un confort et une certaine tristesse.
— Tu l'as fait ?
— J'ai laissé des fils riches, une succession en ordre. Ma femme portait des boucles d'oreille de saphir que je lui avais rapportées de Bactrie. Et toi, qu'as-tu rapporté ? (Silence.) Pourquoi ne réponds-tu pas ?
— Une poignée d'histoires...
— Et quel avantage en tires-tu ? (Silence.) Je crois qu'elle sont ta religion. (Silence.) Je la maudis.
— (Haussement d'épaules.) Dans mon monde, on n'insulte pas la religion.
— Et pourquoi pas, au nom de Dieu ? Je crois que c'est parce que tu t'en fiches, tu as perdu la foi. Ceux qui ne s'en fichent pas, ils se battent.
J'éteins la lumière, très fatigué et j'ajoute :
— La plupart du temps, ça n'a pas d'importance. On continue d'acheter et de vendre, comme toi. Jusqu'au jour où quelque chose vous visite dans la nuit. Et la mort des êtres aimés vous est insupportable. Le vide vous étreint. Il n'y a plus nulle part où tourner le regard.
— Peut-être sommes-nous tous sur la route depuis trop longtemps. Trop de générations. J'ai oublié ma tribu, et jusqu'à son totem. Il est temps de rentrer. Et pourtant, on ne peut pas. Je suis mort dans le désert, près de Khotan, trop tôt. On transportait du sel, les chameaux étaient trop chargés. Le vent, parfois, bouleverse les dunes du jour au lendemain et, au matin, on ne sait plus où l'on est... Adieu, mon ami. Va, ce n'est pas si mal...

Colin Thubron, L'ombre de la route de la soie
Traduit de l'anglais par Katia Holmes
Gallimard, 2006