Monthly Archives: November 2013

#69

Alors on te baignait dans l'eau-de-feuilles-vertes ; et l'eau encore était du soleil vert ; et les servantes de ta mère, grandes filles luisantes, remuaient leurs jambes chaudes près de toi qui tremblais.

Saint-John PersePour fêter une enfance, I
in Éloges
Pléiade, 1911

#68

Palmes ! et la douceur
d'une vieillesse des racines...! Les souffles alizés, les ramiers et la chatte marronne
trouaient l'amer feuillage où, dans la crudité d'un soir au parfum de Déluge,
les lunes roses et vertes pendaient comme des mangues.

Saint-John PersePour fêter une enfance, VI
in Éloges
Pléiade, 1911

#67

Eh bien ! La vraie fin reste mystérieuse encore, et je tremble en songeant que je la connaîtrai bientôt, que je pars demain pour aller remuer là-bas toute cette cendre.
Quant à la vraie suite, tout simplement la voici :
Non, je ne sais plus rien d'elle. Je ne base sur rien cette conviction, à la fois douce et infiniment désolée, que j'ai de sa mort. Peu à peu, notre histoire d'amour s'est arrêtée, mais sans solution précise : notre histoire à deux s'est perdue, mais sans finir.

Pierre Loti, Fantôme d'Orient
1892

#65

D'ici que le roi soit à son enclos,
Mon nard donne sa senteur.
Mon chéri est pour moi un sachet de myrrhe :
Entre mes seins il passe la nuit...

Cantique des cantiques,
cantique de Salomon (שיר השירים)

#64

Dans ces moments-là, on a l'impression d'entendre les vanneaux coasser de façon plutôt sarcastique. Le corbeau d'Edgar Poe répétait « jamais plus », les vanneaux ne sont pas des corbeaux mais, alors que je refermais la barrière du mauvais côté, je les ai parfaitement entendu me traiter de connard du haut d'une branche.

Luis Sepúlveda et Daniel Mordzinski, Dernières nouvelles du sud
Traduit de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg
Éditions Métaillé, 2012

#63

— Alors, tu penses que ton voyage est terminé ? Que tu as avalé assez d'horizons ?
— Je ne m'imagine pas que j'en aurai jamais...
— Mais si ! Ça viendra. D'abord, quand on est jeune, chaque endroit où l'on arrive semble plus pauvre que la destination suivante, qu'on ne connait pas encore. L'ailleurs est extraordinaire, magnifique. Alors, on continue, pendant des années peut-être. On continue jusqu'au moment où l'on aperçoit qu'à quelques insuffisances près, le commerce était bon aussi dans la cité qu'on vient de quitter. Bientôt, les jeunes vous disent que vous avez perdu votre ambition ; et les vieux que vous avez acquis davantage de sagesse. Alors, vous vous installez et vous y trouverez un confort et une certaine tristesse.
— Tu l'as fait ?
— J'ai laissé des fils riches, une succession en ordre. Ma femme portait des boucles d'oreille de saphir que je lui avais rapportées de Bactrie. Et toi, qu'as-tu rapporté ? (Silence.) Pourquoi ne réponds-tu pas ?
— Une poignée d'histoires...
— Et quel avantage en tires-tu ? (Silence.) Je crois qu'elle sont ta religion. (Silence.) Je la maudis.
— (Haussement d'épaules.) Dans mon monde, on n'insulte pas la religion.
— Et pourquoi pas, au nom de Dieu ? Je crois que c'est parce que tu t'en fiches, tu as perdu la foi. Ceux qui ne s'en fichent pas, ils se battent.
J'éteins la lumière, très fatigué et j'ajoute :
— La plupart du temps, ça n'a pas d'importance. On continue d'acheter et de vendre, comme toi. Jusqu'au jour où quelque chose vous visite dans la nuit. Et la mort des êtres aimés vous est insupportable. Le vide vous étreint. Il n'y a plus nulle part où tourner le regard.
— Peut-être sommes-nous tous sur la route depuis trop longtemps. Trop de générations. J'ai oublié ma tribu, et jusqu'à son totem. Il est temps de rentrer. Et pourtant, on ne peut pas. Je suis mort dans le désert, près de Khotan, trop tôt. On transportait du sel, les chameaux étaient trop chargés. Le vent, parfois, bouleverse les dunes du jour au lendemain et, au matin, on ne sait plus où l'on est... Adieu, mon ami. Va, ce n'est pas si mal...

Colin Thubron, L'ombre de la route de la soie
Traduit de l'anglais par Katia Holmes
Gallimard, 2006